D’aussi loin qu’il était en mesure de se rappeler, Shin n’a jamais réellement supporté l’éducation qu’on tentait de lui inculquer. Lorsqu’il n’était qu’un enfant, il n’avait pas d’autres choix que de suivre ce que les parents lui disaient, pensant que ses copains de l’école vivaient le même style de vie que lui et s’il ne trouvait pas trop d’intérêt à ce qu’on lui enseignait, il s’occupait autrement. Ce qui lui avait d’ailleurs valu un nombre incalculable de réprimandes de la part de ses parents qui n’appréciaient pas que le garçon n’en fasse qu’à sa tête. Certainement qu’à cette époque, il se fichait de ce qu’il devait être, de l’image qu’il était censé renvoyer, de l’avenir qu’on lui concevait et la pression qu’on s’attelait à mettre sur ses épaules. Il ne comprenait rien à ce que racontait les plus grands, lui préférait jouer avec ses camarades de classe ou inventer différentes activités dans son coin avec n’importe quel objet qu’il trouvait ; un rien suffisait à étirer ses lèvres dans une douce esquisse. Ce qui avait également eu le don de le faire sourire à cette époque avait assurément été l’arrivée de son petit frère… Il ne serait plus le seul garçon de la famille et parce qu’il était si petit quand les Rivers l'ont adopté, l’enfant qu’il était s’était promis d’en prendre soin puis de le protéger. Franchement, quel pauvre idiot était-il, et naïf aussi. Il était encore trop innocent pour comprendre comment le monde fonctionnait, pour comprendre qui il était et ô combien tout n’allait pas toujours comme on l’avait imaginé.

Évidemment qu’il l’avait aimé son petit frère néanmoins il était sûrement celui qui s’en était éloigné le premier ; sans même vraiment s’en apercevoir, la distance s’était installée entre eux au fil des années. Parce que Shin avait grandi, qu’il n’était plus cet enfant innocent d’autrefois et qu’il ne souhaitait pas vivre cette vie que ses parents s’entêtaient à vouloir lui inculquer. Alors qu’il rentrait tout juste dans l’adolescence, son caractère avait naturellement commencé à se forger et la notoriété, la richesse, les traditions, et tout ce qui se rapportait de près ou de loin à ce que ses géniteurs vénéraient, lui n’en avait que faire. Il le détestait. Plus il avançait, plus son unique souhait était de s’échapper et faire tout le contraire de ce qu’on désirait qu’il soit. L’âge rebelle comme on l’appelait si bien… Shin avait arrêté d’écouter et quand il acceptait de le faire, cela cachait bien souvent quelque chose derrière. L’unique chose pour laquelle on ne pouvait rien lui reprocher était sa scolarité puisqu’à ce sujet là, le jeune homme étudiait sérieusement. Il préférait le temps qu’il passait à l’école plutôt qu’à la maison, parce qu’il avait ses amis, parce qu’il pouvait profiter sans se poser de questions et parce qu’il pouvait faire ce qu’il aimait sans s’inquiéter de quoi que ce soit. Il adorait les instants simples, il adorait se sentir libre et parce qu’il avait l’impression d’être comme un oiseau en cage dans sa famille, il fuyait le foyer familial dès qu’il en avait l’occasion. C’était donc principalement de sa faute si le fossé entre son frère et lui avait commencé à s’élargir, et à chaque fois qu’il y songeait à présent, il regrettait souvent son comportement d’antan.

Les années avaient défilé les unes après les autres et ne supportant toujours pas les désirs de ses parents, Shin n’avait pas été en mesure de changer en l’homme que ces derniers souhaitaient voir devenir. Et cette année-là fut vraisemblablement celle de trop, celle qui marqua le début d’un véritable changement dans son existence, celle qui le conduisit à émettre de réels choix sans avoir à regarder en arrière. C’était à l’âge de dix-sept ans, que le garçon prit la décision de remplir son sac d’affaires puis de s’en aller lorsque ses parents avaient le dos tourné. Il n’était même pas majeur et sur le moment, non, il n’avait pas pensé à son cadet qu’il laissait derrière. Naïf encore même à cet âge, il avait bêtement cru pouvoir vivre tranquille, à l’abri des radars, sauf que c’était raté puisque s’il était parvenu à fuir ses parents pendant un temps, ceux-ci avaient réussi à le ramener à la maison. Pas pour longtemps certes car à peine sa majorité obtenue, le garçon décida de partir dans un endroit où on ne pourrait pas le récupérer : l’armée. Ayant gardé sa nationalité coréenne, il avait son service militaire à effectuer ; c’était maintenant ou jamais, voilà ce qu’il s’était répété avant de se motiver à s’engager.

Toutefois, si Shin devait donner une excuse pour son comportement de cette époque, il dirait qu’il n’était qu’un véritable abruti, qu’il n’était pas encore en âge d’être mature et qu’il avait agi sans vraiment réfléchir. Il avait été égoïste, il ne nierait jamais le contraire, puisqu’il n’avait fait que penser qu’à lui hors le pire était que, si c’était à refaire, sûrement qu’il agirait exactement de la même manière. Le principal regret qu’il éprouvait aujourd’hui était de ne pas avoir accordé autant d’attention à son frère que ce qu’il aurait dû, il regrettait de l’avoir laissé derrière et de ne pas lui avoir dit ô combien il tenait à lui en réalité. Après tout, ce n’était pas parce qu’ils se chamaillaient souvent qu’il ne l’appréciait pas ou qu’il lui souhaitait du mal, cependant il n’avait pas respecté sa promesse et oui, c’était son plus gros regret.

Le jeune homme avait choisi d’effectuer son service militaire dans le but d’échapper à sa famille, dans le but de ne plus avoir à dépendre d’eux même à son retour néanmoins, il en avait été le premier surpris, il avait adoré son temps passé au camp. C’était comme s’il avait découvert la voie qui était faite pour lui, comme une passion pour laquelle il voulait vraiment vivre ; après vingt-et-un mois, il choisit alors de s’engager pour de vrai. Et c’était incroyable de constater que lui qui se sentait prisonnier par sa famille parvenait à se sentir libre dans un environnement où la discipline était le mot d’ordre. Pourtant, il aimait réellement être soldat, sa vision de la vie avait quelque peu changé, ça lui avait permis de grandir, de voir les choses avec plus de recul et constater ô combien il avait pu être stupide, ô combien il était immature. Seulement, parce qu’on ne pouvait pas corriger le passé, il fallait avancer et regarder devant soi tout en essayant de devenir une meilleure personne. A plusieurs reprises, Shin voulut effectuer le premier pas, reprendre contact auprès de ses parents, son petit frère, et s’excuser de ses erreurs d’autrefois, de son immaturité, néanmoins il n’avait jamais su trouver le courage. A chaque fois qu’il s’apprêtait à le faire, il reculait… Tout d’abord, cela fut sûrement par fierté puis, ensuite, vint le manque de confiance, la peur de ce qu’on lui dirait, la peur d’avoir été oublié et la peur d’être rejeté.

Les années s’effacèrent dans une vitesse folle hors l’an 2016 marqua un nouveau tournant dans la vie du garçon, un drame que personne n’avait vu venir, malgré les risques du métier. Tout s’était déroulé si rapidement, si brutalement. C’était sur le terrain, lors d’une mission que les ténèbres vinrent le dévorer lentement, très lentement. Victime d’un tragique incident, quand il avait ouvert les yeux, il était à l’hôpital, le corps et le cœur lourd. Hors, lui tout ce qui l’avait alerté à ce moment-là n’était pas ce corps engourdi ni cette immense fatigue mais l’absence de bruit autour de lui. D’abord, il avait cru ne pas être entièrement réveillé, que personne n’émettait de son néanmoins, en observant les mouvements autour de lui, en observant les lèvres d’un de ses frères d’armes bougeaient sans que sa voix n’atteigne ses oreilles, Shin ne put faire autrement que réaliser que quelque chose clochait. Lui qui avait l’habitude si facile de relativiser, lui qui avait une force de caractère et une combativité impressionnante vit toutes ses barrières s’écroulaient ce jour-là. L’angoisse l’attaqua de plein fouet, ce silence qui l’encerclait était particulièrement effrayant et, non, sur l’instant le jeune homme fut incapable de relativiser. L’avenir lui semblait tout à coup si incertain. Mais, malgré tout, Shin restait un battant, il refusait de se laisser détruire si bêtement donc, même si pendant les premiers jours, ça lui avait été difficile de faire face à la réalité, il n’abandonna pas face à l’adversité. Il avait conscience de ce que sa condition engendrait, cela lui brisait le cœur rien que d’y penser, toutefois ainsi était la vie et ce n’était pas en pleurant qu’il réussirait à la changer. Évidemment que cela n’avait pas été simple, qu’il avait songé à tout envoyer valser plus d’une fois cependant il n’avait pas baissé les bras, suivant les conseils des docteurs et de ses coéquipiers. Il n’avait pas rechigné, il n’avait pas mis longtemps non plus à accepter la réalité et donc de faire le nécessaire pour pouvoir vivre avec sa nouvelle condition.

Ces mois passés à récupérer, à s’habituer à vivre dans le silence complet, avaient été malgré tout compliqués à confronter. L’armée, il avait dû tirer un trait dessus et contre toute attente, il avait accepté cette vérité plus facilement que ce que n’importe qui aurait cru. Hors, Shin n’était pas idiot, il s’était rendu à l’évidence et avait conscience que cette année là également signifiait un nouveau tournant dans sa vie. Bien sûr que ça l’avait affecté, cela aurait été mentir de rétorquer le contraire seulement il avait décidé encore une fois de regarder en avant plutôt que de regarder en arrière. Cela ne s’était évidemment pas fait en claquant des doigts ; il avait beau avoir une grande force psychologique, se retrouver soudainement dans un monde privé de son avait été un obstacle ardu et douloureux à surmonter ; il y avait eu des jours où Shin avait souhaité tout abandonner mais il y en avait également eu d’autres où il se croyait capable de tout affronter. Le combat avait été long, parsemé d'embûches toutefois, peu à peu, il commença à entrevoir cette lumière au bout du tunnel et accepter cette nouvelle vie qui se présentait devant lui.

Après plusieurs années à récupérer, à apprendre à vivre avec sa nouvelle condition, le jeune homme choisit de quitter la Corée pour retrouver le pays qui l’avait vu naître. Non pas que sa terre d’origine ne lui plaisait plus, mais parce que, plus que tout, sa famille lui manquait. Ses proches aussi, tous ceux et celles qu’il avait laissés derrière pour s’engager dans l’armée, les revoyant seulement pendant certaines de ses permissions. Puis, il y avait elle également ; Il n’attendait rien en particulier de sa part, il n’espérait pas vivre quoi que ce soit en sa compagnie, il ne le voulait pas spécialement - pas dans l’état actuel des choses - toutefois il désirait simplement la revoir puis s’assurer de ses propres yeux qu’elle allait bien. Des années s’étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, des années où ils avaient échangé, partagé sans jamais dépasser les limites. Parce que tous deux savaient que, une fois les vacances passées, tout serait terminé.Et, à son retour, oui, il avait fini par le recroiser cependant, cette fois-ci, Shin était celui qui avait instauré des distances, qui n’avait fait que la regarder, sans chercher à s’exprimer, ni expliquer dans la situation dans laquelle il se trouvait. Il ne voulait pas de la pitié des autres, il avait pris l’habitude de rester dans sa bulle et son unique souhait était simplement de la revoir une fois, puis s’assurer qu’elle allait bien. Il l’avait constaté de ses propres yeux et c’était tout ce qui lui fallait… Une demoiselle à son bras, Rose n’avait pas pu effectuer le moindre pas, et lui n’avait pas cherché à rester plus longtemps non plus. C’était sa façon de faire comprendre que, lui aussi, il allait bien, qu’il avait refait sa vie et que tous deux pouvaient désormais vivre chacun de leur côté, sans soucier du reste. Pourtant, sa copine de l’époque, même si elle tenait à elle, il n’avait jamais développé de véritables sentiments amoureux à son égard. Il se sentait simplement confortable en sa présence, parce qu’ils étaient pareils, partageaient le même handicap et se comprenaient. Hors, la relation n’avait pas duré, la vie avait continué son cours et, en réalité, Shin appréciait son quotidien tel qu’il était. Au moins de cette manière, il n’était un poids pour personne, il n’avait de compte à rendre à qui que ce soit, sauf à lui-même, et ça lui convenait.