Assise sur le siège passager, Evie observe le paysage qui défile sous son regard. Chaque kilomètre franchi augmente l’excitation qui fourmille dans son ventre. Aujourd’hui, elle rentre à la maison pour de bon. Ça fait environ douze ans qu’elle a quitté la maison familiale pour ses études, et chaque fois qu’elle rentre à Pine Creek, elle a l’impression de redevenir elle-même. Elle a apprécié vivre ailleurs, découvrir le côté éclectique d’une grande ville où tout semble possible. Mais ses racines sont ici. Au départ, Andrew ne semblait pas chaud à l’idée de quitter San Francisco pour aller s’isoler en montagne. Il a cependant fini par craquer face à l’instance dont Evie a fait preuve. Si elle aurait préféré s’installer dans un quartier un peu plus abordable, afin de vraiment pouvoir payer la moitié des frais, Andrew a plutôt insisté pour acheter une villa dans le quartier qui a vu la jeune femme grandir. Une maison hors de prix, absolument magnifique, mais qu’elle n’aurait jamais pu s’offrir toute seule. Il faut savoir que pour Evie, son indépendance est l’une des choses les plus importantes. Elle n’était pas obligée de bosser si fort pour obtenir son barreau, elle aurait pu se contenter de gérer les événements philanthropes organisés par la compagnie de son père ou encore s’investir dans ses passions en se faisant vivre par ses parents. C’est un peu ce que sa sœur fait – une artiste dans l’âme, qui se plaît à se faire croire qu’elle vit de son art, mais qui n’arriverait pas à survivre si ce n’était du généreux montant versé dans son compte bancaire par ses parents à chaque début de mois. Pour Evie, la chose a toujours été impossible. Elle a une certaine fierté qui ne lui permet pas de dépendre des autres, et bien qu’Andrew s’évertue à lui répéter que « tout ce qui est à lui est à elle », elle ressent un malaise à l’idée qu’ils vivent au-dessus de ses moyens à elle.


Andrew, elle l’a rencontré à une soirée caritative organisée par la compagnie de son père. Elle ne devait pourtant que faire acte de présence, avant de réaliser que son père s’attend à ce qu’elle tienne compagnie au jeune PDG d’une compagnie qu’il compte affilier à la sienne. Ce ne serait pas la première fois qu’il quémande l’aide de ses filles pour amadouer des potentiels partenaires, mais normalement, il s’agit d’hommes d’âge mur déjà mariés, avec qui elles conversent longuement sans ambiguïté. Andrew est… différent. Jeune, charmant, séduisant. Evie tombe sous le charme de cet homme cultivé et intelligent. Rapidement, ils entament une relation amoureuse, au plus grand plaisir des parents de la jeune femme qui voient en lui un homme digne de leur ainée.

Il a fallu moins d’un an avant qu’il mette un genou par terre pour lui demander d’être sa femme. Il avait prévu les choses en grande – virée shopping en après-midi pour s’offrir une nouvelle robe, rendez-vous pour une coiffure et une manucure, dîner à l’Atelier Crenn. Elle n’est pas vraiment surprise lorsqu’elle voit la bague sertie de nombreux diamants, et n’hésite pas plus d’une seconde avant de répondre « oui ». Un simple mot, qui provoque quelques applaudissements dans la salle, mais qui sonnent comme un mensonge à ses propres oreilles. Elle aime Andrew, comme elle aime la couleur verte ou son pull en laine d’alpaga. Cependant… elle ne peut pas dire qu’elle est follement amoureuse de lui. Qu’elle ne peut attendre au jour où elle unira sa vie à la sienne pour l’éternité. Ça semble toutefois être la chose à faire. Maintenant qu’elle a une belle carrière, la prochaine étape est logiquement d’épouser son partenaire de vie, puis sans doute de fonder une famille. Elle sait que ses parents seront absolument ravis par l’annonce, ce qui lui apporte un peu de réconfort, elle qui ne s’est jamais vraiment sentie à la hauteur auprès d’eux.


Retour au bercail qui se fait tout en douceur. Evie retrouve des amis perdus de vue, se réapproprie ses nombreux repères dans sa ville. Par chance, son boulot lui permet de travailler à distance la grande majorité du temps. Elle s’installe parfois dans le petit bureau qu’elle a aménagé au deuxième étage, avec une magnifique vue sur la montagne, ou va bosser dans les petits cafés de la ville si elle veut changer d’air. Andrew semble avoir un peu plus de difficulté à trouver ses marques, et Evie a parfois l’impression d’étouffer tant il dépend d’elle. Elle conserve toutefois son sourire habituel, devenue une vraie pro dans l’art de feindre ses états d’âme.

Un soir, elle propose à sa sœur de sortir boire un verre. Et c’est en franchissant le pas du Drunken Crow qu’elle le voit. Ça fait quoi… douze ans? Son premier amour, le seul qui ait vraiment compté. Auprès de Cameron, elle a assumé la femme qu’elle souhaitait devenir. C’est grâce à lui qu’elle a pris confiance en elle, et qu’elle s’est lancée corps et âme dans ses études en droit. La séparation avait été difficile, le deuil amoureux avait duré quelques années. Chaque fois qu’elle venait rendre visite à ses parents, elle hésitait – devait-elle le contacter? Chaque fois, elle n’osait pas le faire. Parce que tourner le couteau dans cette plaie mal cicatrisée n’aurait rien fait de bon, pas vrai? Puis le temps a fini par faire son œuvre. Cameron s’est immiscé dans ses souvenirs de plus en plus rarement, jusqu’à ce qu’elle tienne pour acquis qu’il avait également quitté la ville à son tour. Alors quelle n’est pas sa surprise de le voir au fond du bar, près de l’entrée de la cuisine, alors qu’il discute avec un des serveurs. Sous l’effet de la surprise, elle panique. Elle fait volte-face, s’apprêtant à inventer un prétexte pour aller ailleurs, mais dans son geste elle bouscule un serveur qui fait tomber des verres sur le sol. Évidemment, tous les regards se braquent sur la responsable du fracas, et Evie sent qu’elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Le pire, c’est lorsqu’elle sent le regard de Cameron qui se pose sur elle. Regard auquel elle n’ose répondre, choisissant plutôt la lâcheté et sortant du bar en vitesse.


S’il faut savoir quelque chose sur Evie Swan, c’est qu’elle est loin d’être une lâche. Ainsi, il faut moins de vingt-quatre heures avant qu’elle remette les pieds au bar, pile à l’heure d’ouverture. Elle demande à voir Cameron, ayant deviné qu’il travaille ici, sans savoir qu’il est en fait le propriétaire des lieux. Les retrouvailles se font maladroites, mais Evie est sincèrement heureuse de le revoir. Sans trop réfléchir, et surtout pour trouver un prétexte à sa visite, elle lui propose de l’embaucher comme traiteur le jour de son mariage. La question est posée timidement, comme si elle n’assumait pas tout à fait cette union qui est prévue à l’automne prochain. À sa grande surprise, il accepte, et Evie met rapidement fin à l’entretien, promettant de lui envoyer un contrat le plus rapidement possible. Le cœur battant, elle rentre chez elle, s’enferme à double-tour dans son bureau. Son cœur bat la chamade, et elle ressent des papillons dans le ventre, plus qu’elle en a ressenti depuis le jour où elle a rencontré Andrew. « Et merde… », souffle-t-elle en secouant la tête. Elle sait qu’elle vient probablement de foirer, de manière grandiose. Parce que son cœur bat définitivement pour un homme, juste pas le bon.