Le bien et le mal.
Deux notions qui constituent la vie de chaque être humain, et un peu plus celle de ceux qui jouent avec ces limites. Presque quotidiennement, tu es confronté à cette question de la morale, de l'éthique, de la philosophie du bien et du mal. Cette balance qui s'écroule d'un certain côté de temps en temps, du mauvais, et qui a forgé peu à peu ta carrière. Avocat de la défense, prêt à tout pour faire évoluer ta carrière, améliorer ton quotidien, rendre tes proches fiers de ta grandeur, de ton évolution. Cela va des fois -heureusement pas toujours- avec des affaires où tu dois laisser de côté tes pensées personnelles, tes propres convictions et idéologies. Il fut un temps, peut-être, où tu y avais grandement réfléchi avant de te lancer dans cette carrière et ce métier qui allait remettre à mal ta conscience. Evidemment, l'ambition avait été plus grande et l'illusion de pouvoir monter les marches du succès sans disperer quelques clous par-ci par là s'était estompée.

Un choix avait été fait. Il n'y a pas un jour où tu regrettes d'avoir choisi ce chemin plutôt qu'un autre. Des fois, des questions te hantent, des "et si" que tout à chacun connait, mais la certitude d'avoir faire le meilleur choix est toujours là. Tu ne t'en sortirais pas sinon. Pas en défendant des personnes souvent abjectes. Des personnes riches, très riches, qui savent bien manipuler la haute sphère et vivre pleinement dans ce monde de duperie. Des personnes malhonnêtes, qui profitent des autres, les exploitent, et pire encore. Des personnes à qui tu souris, tends la main, que tu protèges comme s'il était question de toi. Tu ne fais que ton travail, au fond, mais tu n'es pas dupe : tu l'as voulue, cette vie.

Typiquement aujourd'hui aurait pu être un jour de remise en cause, de réflexion. Un riche industriel accusé d'avoir exploité des ressources communes et d'avoir offert des conditions de vie néfaste à ses employés, souvent sans papiers. Un homme qui typiquement n'a rien pour amener ta sympathie et que tu hais bien plus que n'importe qui ici, parce qu'il te fait te haïr toi-même. Mais des profils comme ça tu en as déjà défendu plusieurs, et toujours, ils s'en sortent. Si ce n'est totalement, c'est avec des amendes ou des peines minimes à côté des chefs d'accusion auxquels ils font face. Tu n'aurais sûrement pas plus tiqué que ça si dans l'opposition, tu n'avais pas reconnu ce visage que trop familier : Evie. Elle, elle était du bon côté. Elle, elle pouvait dormir sereinement le soir et se regarder dans un miroir sans vaciller. Négociations ardues, la partie portant plainte était prête à aller jusqu'au procès. Débat clos malgré l'inventivité de tes collègues et toi. Rien n'était perdu, bien au contraire. Vous vous retrouverez dans quelques mois en procès, le temps pour ton cabinet d'effacer le plus de preuves possibles et de bâtir une défense solide. Serrant la main de ton client, il était bientôt dix-huit heures. "Evie." La journée avait été éprouvante mais n'était pas terminée. Frontière des parties opposées terminée pour le moment, tu te permettais de saluer la jeune femme.

Plus elle avance dans sa lecture du dossier, plus elle fulmine. C’est précisément pour ce genre de cause qu’Evie a accepté l’offre de l’organisation qui l’emploie. La planète se porte présentement très mal, il n’y a qu’à voir les changements climatiques pour en être convaincu. Tous les scientifiques sonnent l’alarme, mais les gouvernements s’entêtent à se mettre des œillères, à refuser de constater l’inévitable tant et aussi longtemps qu’ils pourront s’enrichir et conserver le pouvoir. Ça la met hors d’elle de savoir que d’immenses compagnies polluent sans aucun remord, sans d’autres conséquences qu’une petite tape sur les doigts. Depuis qu’elle travaille pour protéger l’environnement, c’est comme si un feu brûlait en elle. Constater toutes ces horreurs vient la chercher dans ses tripes, car ça bouscule ses valeurs les plus intrinsèques. Elle se lance souvent corps et âme dans ce genre de dossier, ne compte plus les heures qu’elle met afin d’établir des preuves solides, et ce procès n’échappera pas à la colère de l’avocate.

Aujourd’hui, c’est la première rencontre officielle entre les différentes parties. On veut faire preuve de bonne foi, tenter de régler à l’amiable en demandant des sommes faramineuses pour réparer les erreurs commises. C’est toujours la même histoire – les fautifs refuseront de payer, offriront une somme dérisoire en contrepartie, et Evie et ses collègues quitteront les lieux en promettant de se revoir en Cour. Ce genre de rencontre est devenu routinier pour Evie, qui sait exactement quels mots employer, quelle expression neutre composer sur son visage. Une expression qui fout cependant le camp lorsqu’elle voit son adversaire de l’autre côté de la table. Son cœur rate quelques battements lorsqu’elle reconnaît Alastor. Elle le connaît suffisamment pour savoir qu’elle est dans la merde – il s’agit d’un excellent avocat, tout autant dévoué qu’elle. Si elle écarquille le regard et sent ses joues se couvrir de rouge lorsqu’elle le voit, elle arbore bien rapidement un poker face et poursuit la rencontre sans plus se laisser décontenancer.

C’était à prévoir, les négociations sont trop rudes, et les deux parties n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente. Résultat, un procès aura lieu dans quelques mois. Lorsque la rencontre prend enfin fin, il commence à être tard, mais Evie prend son temps pour ramasser ses affaires, attendant presque qu’Alastor fasse le premier pas. Et c’est ce qu’il fait, en la saluant très sommairement, sans rien laisser paraître de leur amitié qui dure pourtant depuis des années. « Alastor. », répond-elle sur le même ton, tout en adressant un signe de la main à son collègue qui quitte les lieux. Ils se retrouvent finalement seuls, et les épaules d’Evie semblent se détendre légèrement. Elle pousse un long soupir en secouant la tête, et se passe une main sur le front, puis dans les cheveux, visiblement dépassée par la situation. « Ça risque d’être intéressant en tout cas. Dis-moi, tu fais comment pour dormir la nuit en sachant que tu aides à mener la planète vers sa fin inévitable? » Un sourire carnassier ponctue ses propos sarcastiques.

Il est assez évident que tout semble te donner le rôle du méchant. Comme si c'est toi personnellement qui avais usé de stratagèmes pour faire travailler des personnes dans le besoin dans des situations de droit humain exécrable, qui te voilais les yeux sur les conséquences de ton industrie sur la planète. Par ricochet, la perversité qui émanait de tes clients arrivait sur toi aussi. Tu n'avais pourtant rien à voir avec ces personnes-là, rien à voir avec les actes -voire les crimes- commis. Et si ce genre d'affaire pouvait brouiller la limite de l'éthique, du bien et du mal, ou tout simplement du bon sens, en tant qu'avocat de la défense, on te lapidait tout autant que le client défendu. Tu avais cependant une carapace solide et un instinct bien formé sur la réalité de ce monde : ce n'était pas les meilleures âmes qui dominaient ce monde. Ce constat fait, tu savais faire la part des choses entre ton métier et des valeurs, qui bien que souvent enfuies et ignorées, te représentaient plus que qui tu défendais. Forcé de constater que c'était plus difficile pour d'autres personnes de faire la part des choses. Étonnamment, tu pouvais les comprendre.

Pique lancé en pleine figure par une Evie déterminée à mener à bien l'issue de cette affaire. Elle savait que réciproquement il en était de même. "Je crois en une valeur fondamentale de notre profession qui veut que chacun a le droit à une défense." Ce genre de phrase, tu l'avais souvent répété. Non seulement tu devais défendre des clients des fois peu aimables et surtout peu innocents, mais des fois il t'arrivait aussi à devoir te défendre toi-même. C'était souvent des propos de personnes qui n'agissaient pas pour défendre leurs soi-disant valeurs. Ce genre de comportement t'agaçait et tu ne les respectais pas. C'était différent avec Evie, qui s'impliquait fortement pour faire de ce monde un endroit meilleur. Elle avait tout ton respect, même si vous aviez à l'heure actuelle revêtis des lunettes avec deux vues différentes. "Et j'espère que tu n'es pas assez naïve pour croire que peu importe l'issu du procès, la planète aura un peu plus de chance de s'en sortir." Légèrement blessé dans ton égo par sa remarque, tu te sentis obligé de combattre en retour. La meilleure défense, c'est l'attaque. "Malgré tout, je suis ravi de t'avoir comme adversaire. Si je peux te donner quelques conseils tu n'hésites pas." Malgré la situation qui pouvait se montrait conflictuelle, ce n'était pas la première fois entre vous deux et votre relation avait fini par devenir une étrange amitié où vous vous amusez à taquiner l'autre.

Chacun a droit à une défense juste et équitable, oui. Cette phrase est constamment répétée dans leur univers, et Evie croit sincèrement que la chose est vraie. Mais que fait-on, lorsqu’un avocat plus perfide qu’un autre arrive à trouver des failles dans la loi afin de tourner celle-ci à son avantage? Le système judiciaire est loin d’être parfait, et plus souvent qu’autrement, il laisse un goût amer en bouche à ceux qui s’y confrontent. C’est que très souvent, ce ne sont pas les faits véridiques qui mènent à une décision, mais bien la capacité de l’avocat à présenter ses arguments sous un angle qui sera favorable à la cause qu’il défend. Lorsqu’un accusé est prêt à mettre le gros prix sur un avocat talentueux, ses chances de s’en sortir presque indemne montent en flèche, au détriment de la réelle justice. Parfois, Evie ressent un tel écœurement face à sa profession… Elle se contente d’adresser un regard exaspéré à Alastor, sans relever sa phrase entendue des milliers de fois.

Bien qu’elle tente de conserver un visage impassible, ses mâchoires se contractent lorsqu’il renchérit en lui demandant si elle est naïve au point de croire qu’elle pourra faire une différence. La réalité, c’est qu’elle se questionne souvent à ce sujet, se demande si ce travail qu’elle fait n’est pas en vain. Elle a le courage de ses convictions, mais n’est jamais à l’abris d’un profond découragement lorsqu’elle voit toutes les horreurs environnementales qui se passent à tous les jours. « Alors, ce serait quoi ta solution? Continuer de laisser les industries exploiter la planète jusqu’au bout de ses ressources, et ensuite paniquer lorsqu’il sera trop tard? Je préfère continuer de me battre contre le courant en espérant, oui, pouvoir faire une différence. Au moins, je peux continuer de me regarder en face dans le miroir. » La pique lancée par Alastor a manifestement touché Evie droit dans son égo, et la véhémence de sa réplique la surprend elle-même. Evie soupire bruyamment, et esquisse un vague geste de la main comme si elle voulait effacer cette conversation qui vient de s’amorcer, pour plutôt repartir sur de nouvelles bases.

« En vrai, je suis également ravie que tu sois mon adversaire. Tu imagines le plaisir que j’aurai lorsque je pourrai annoncer à mon père que je t’ai battu devant un juge? » Cette fois, son ton de voix beaucoup plus léger laisse facilement deviner qu’elle blague. Il y a toujours eu une certaine rivalité entre les deux, mais celle-ci a toujours été teintée par une bonne entente et un respect mutuel. Et Evie aimerait bien que ce dossier n’entache pas complètement cette amitié si particulière. « Tu veux aller manger un truc ou boire un verre? » Tentative de désamorcer la situation. Elle ne s’offusquera cependant pas si Alastor préfère qu’ils s’évitent un maximum en dehors des salles de cour.